Internet a, lors de ses débuts, été envisagé comme un moyen de connecter les gens partout dans le monde… du moins c’est ce que tout le monde pensait. De plus en plus de spécialistes évoquent la perspective d’une division d’Internet sur des bases nationales, surtout depuis que des initiatives gouvernementales ont été prises dans ce sens par certains Etats comme la Chine. C’est ce qu’on appelle le Splinternet.

Dans sa forme originale, Internet, créé en 1989, permet aux internautes d’accéder à toutes sortes de contenus écrits ou multimédias et d’être connectés à des pairs (internautes, applications…) dans le monde entier. Mais des initiatives prises par des Etats comme la Chine ou la Russie commencent à donner au Web une apparence moins "world wide". Celui-ci risque ainsi de se fragmenter en fractions, comme l’explique le magazine Technology.

De quoi parle-t-on?

Bien qu’Internet soit décentralisé, sa domination par les Etats-Unis est incontestable. Grâce à leurs géants technologiques, les Américains y exercent nécessairement une forte influence. Des Etats comme la Chine ou la Russie, parmi d’autres, remettent de plus en plus en cause cette hégémonie et veulent établir leur propre "souveraineté numérique", soit l’exercice d’un contrôle plus ou moins strict sur les activités technologiques et économiques liées de près ou de loin à Internet. Il est vrai qu’Internet n’est pas doté d’une gouvernance ou d’un contrôle centralisé. Il n’est toutefois pas impossible qu’un Etat s’en empare plus efficacement que d’autres pour y exercer une influence notable. Les Etats-Unis, qui ont initialement développé ce réseau dans un but militaire, bénéficient ainsi d’un héritage qui leur a donné une longueur d’avance "pour comprendre les enjeux [du cyberespace] et les avantages à en tirer", souligne le magazine Siècle Digital. Parmi les indices de cette réalité: l’attribution des noms de domaines de haut niveau ou encore l’omniprésence des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) sur Internet.

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que des Etats à la fois puissants, politiquement et culturellement hostiles à l’hégémonie américaine tout en étant peu soucieux des libertés individuelles de communication, manifestent une volonté ferme de s’emparer de cet espace devenu source quotidienne d’informations pour tous en même temps qu’un enjeu politique et géostratégique majeur. "La conséquence directe de cette volonté de maîtriser son morceau de cyberespace est ce qui entraîne le ‘splinternet’, forcément au désavantage de l’influence américaine historique sur le réseau", résume le magazine français. Splinter veut dire éclat. Et l’éclat dont il s’agit est souvent qualifié de "balkanisation de l’Internet", c’est-à-dire la fragmentation du Web mondial en petits Internets administrés à l’échelle nationale.

Chine VS Etats-Unis

Parlons d’abord du cas russe. Fin décembre 2019, la Russie a effectué un premier test de son Internet national appelé Runet, se coupant ainsi du réseau du reste du monde pendant quelques jours. L’initiative découlait de la loi sur la "souveraineté d’Internet" votée en mars 2019 par le Parlement russe. Elle accorde au Kremlin le pouvoir de déconnecter le pays du reste d’Internet, officiellement pour des raisons de "sécurité nationale". Cette manœuvre n’a toutefois pas impressionné les experts car la capacité et l’intérêt pour la Russie d’adopter durablement un réseau autarcique ne convainquent pas.

De nombreuses autres régions et nations du monde commencent à vouloir imposer des règlements sur les données, y compris l’Inde, le Brésil et l’UE. Début 2021, c’est le gouvernement cambodgien qui a annoncé qu’il adopterait dans un an une "Passerelle nationale" de l’Internet, destinée à contraindre tous les acteurs d’Internet et les entreprises des télécommunications à faire transiter leur trafic Internet à travers ce dispositif. Certains sites Web ou applications ne seront tout bonnement plus accessibles. L’impact de ces mesures, destinées à faire "éclater" Internet, sera donc, pour les internautes, une limitation drastique de l’accès à certaines informations et contenus.  

Mais c’est le cas chinois qui attire le plus d’interrogations. Le gouvernement de l’empire du Milieu contrôle depuis déjà plusieurs années le "Grand pare-feu", projet de vérification, de filtrage et de surveillance musclée d’Internet géré par le ministère de la Sécurité publique de la république populaire de Chine. Il s’agit d’une série de lois, de technologies et de politiques qui bloquent les sites Web étrangers et censurent abondamment des tas de contenus. Facebook et Google sont tous deux interdits en Chine, bien que des entreprises aient essayé de parvenir à des accords dans le passé, sans toutefois beaucoup de succès. Ces sites Web sont remplacés par des alternatives chinoises telles que Weibo, une sorte d’hybridation entre Twitter et Facebook. La Chine impose maintenant d’autres restrictions: l’administration du cyberespace exige des blogueurs d’avoir une référence approuvée par le gouvernement avant qu’ils puissent publier sur un certain nombre de sujets.

Eclatement ou bifurcation?

Des recherches publiées par Oracle ont révélé que l’Internet chinois est effectivement un intranet qui serait en mesure de fonctionner même si le reste du Web mondial s’arrêtait. L’ancien PDG de Google, Eric Schmidt, a fait part de réflexions similaires lors d’un événement sur la possibilité de différents Internets à l’avenir. "Je pense que le scénario le plus probable maintenant n’est pas un éclatement, mais plutôt une bifurcation dans un Internet dirigé par la Chine et un Internet non-chinois dirigé par l’Amérique". La Chine ne chercherait donc pas à développer son propre réseau, mais à s'y aménager un espace contrôlé dans le cadre d’une politique protectionniste. Un coup d’éclat qui suscite un regain de tensions entre la Chine et son rival américain. "Les initiatives américaines les plus spectaculaires [dans le cadre de sa guerre économique avec la Chine] concernent deux géants chinois, Huawei et ByteDance, l’entreprise mère du réseau social TikTok. L’interdiction de ces entreprises aux Etats-Unis n’est rien d’autre qu’une manifestation d’un splinternet à la sauce américaine, dans le but de conserver un leadership historique", illustre Siècle Digital.

Conséquences potentielles

Le splinternet, s’il advient, permettra notamment aux entreprises de conserver des données à l’intérieur des frontières où elles exercent leur activité et pourra avoir un impact sur la façon dont elles peuvent fonctionner ou être gérées au sein d’un Etat. Nous assistons ainsi à un grand retour de concepts que l’on croyait révolus puisqu’il s’agit d’une défense ferme des intérêts nationaux. "L’éclatement est souvent dû à une variété de facteurs tels que la politique, la technologie, ou le nationalisme", analyse ainsi le magazine américain Technology.

Une voie médiane entre un Internet substantiellement influencé par les géants américains et des Internets alternatifs, fruits de démarches de coupures radicales - puisqu’elles aboutissent à conduire une politique de censure -, comme celles que l’on voit émerger en Asie, serait celle de l’UE. Celle-ci se montre désormais soucieuse de contrer l’influence américaine sur Internet. La Commission européenne a ainsi publié, le 15 décembre 2020, les projets de règlements Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA), qui doivent permettre la mise en œuvre d’un nouveau cadre de régulation, dans le but de "mettre fin à l’irresponsabilité des géants du numérique". L’objectif est de parvenir à leur adoption début 2022. Le ministère français de l’Economie décrit cette initiative comme un projet visant à promouvoir un modèle propre à l’Europe, "fidèle à ses valeurs" et, surtout, proposant une voie médiane en se distinguant des "modèles existants de ‘laisser-faire’ d’une part, ou de contrôle et de surveillance" d’autre part. Mais ces initiatives restent encore "limitées", estime Siècle Digital, qui pointe l’absence d’une stratégie économique et industrielle commune visant à faire émerger des champions du numérique européen.

L’utopie d’un Internet homogène, fluide et transfrontalier semble en tout cas définitivement révolue. Même si les Etats-Unis, forts de leur héritage et de l’omniprésence de leurs géants technologiques, maintiennent un leadership certain dans cet espace, cette prépondérance n’est plus consensuelle. Les gouvernements des puissances émergentes ont ainsi fait de la question de la souveraineté numérique un enjeu majeur, voire une priorité. L’UE souhaite doter le cyberespace de son territoire d’une réglementation propre en adoptant une sorte de "soft splinternet". Ainsi, si un fractionnement généralisé sur des bases nationales semble encore lointain, la balkanisation d’Internet a, elle, véritablement commencé.

Retrouvez également sur Gomytech: